Extraits du dossier de l'édition GF n° 977, par ELIZABETH LAVEZZI.

1) BEAUMARCHAIS SCENOGRAPHE

CITATIONS DE JACQUES SCHERER : LA DRAMATURGIE DE BEAUMARCHAIS (Nizet, 1954)

Sur le "troisième lieu"

"Le Mariage de Figaro présente enfin, dans son premier acte, ce qui peut paraître un tour de force de mise en scène et, croirait-on, une contradiction dans les termes : un troisième lieu visible sur scène, aussi bien d'ailleurs que le deuxième. Ce paradoxe apparent est obtenu graçe à un fauteuil [ ... ]. Quand [Chérubin] voit entrer le comte, "il se jette derrière le fauteuil avec effroi". Ce fauteuil est donc un "deuxième lieu" qui abrite Chérubin pendant que le comte parle avec Suzanne. Survient Bazile. Le comte, qui ne veut pas être surpris par lui, cherche un troisième lieu ; il n'en trouve qu'un deuxième [derrière le fauteuil] [ ... ]. C'est alors Chérubin qui doit trouver un nouveau lieu: "Pendant que le comte s'abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et se jette effrayé sur le fauteuil à genoux, et s'y blottit. Suzanne prend la robe qu'elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil." [ ... ] Comme [les cachettes] sont inconfortables, tant au point de vue matériel qu'au point de vue dramaturgique, les personnages n'y tiennent pas longtemps, et sortiront bientôt. La situation est instable et en quelque sorte explosive ; elle engendre simultanément le comique et la péripétie" (op. cit. p.174-177).

Sur les objets dans le Mariage.

"Ainsi est consommé l'échange des objets, qui en précise la signification : à l'épingle provisoire­ment inaccessible est substitué le ruban, qui à son tour est troqué contre la romance. Il y a donc équivalence entre les trois objets, qui sont tous trois des symboles de la comtesse elle-même : si l'épingle et le ruban touchent son corps, la romance, en un de ces jeux de mots comme les aime le rêve, touche au coeur. Ce sont trois ins­truments de l'amour insatisfait qui, faute de réa­lités, ne peut se repaître que de symboles. [ ... ]
Pour indiquer la valeur intime de cet objet, Beau­marchais y a lié le thème du sang. [ ... ] Mais en recueillant quelques gouttes de sang, le ruban devient, pour une imagination qui tourne à vide, quelque chose comme un linge nuptial, ou le signe d'un pacte qui reste d'ailleurs inaperçu de la femme en l'honneur de qui se forgent ces fan­tasmes.
[ ... ] le ruban de la comtesse connaît ici son dernier avatar. Il devient jarretière de la mariée, ce qui confirme sa qualité de symbole sexuel. La comtesse lui a inventé ce rôle, grâce auquel elle peut se débarrasser d'un objet qui la touche trop, préférer un dernier petit mensonge qui dissimule un sentiment qu'il serait trop grave d'avouer, et avoir avec Chérubin une communication qui, dans la pièce, sera la dernière. Le page, comme il le désirait, conservera ce ruban" (op.cit. p.83, 143 et 403).

L'ESTHETIQUE DU TABLEAU

Admirateur de Diderot, Beaumarchais se souvient de son aspiration à voir reproduire sur scène la réalité et à y retrouver ce qui pourrait donner lieu à des tableaux en pein­ture; cette ambition est moins paradoxale qu'il n'y paraît si l'on songe que, à l'époque, la peinture est conçue comme un art qui imite la réalité, même si ses éléments en sont choisis. Toutefois, Beaumarchais, à la scène 4 de l'acte II du Mariage, inverse les termes de la leçon du maître : il ne s'agit pas de représenter le sujet possible d'un tableau en peinture, mais de copier sur scène la disposition d'un tableau qui existe et qui a été reproduit en estampe; il s'inspire donc aussi d'un divertissement de société appelé "tableau vivant", où des personnes dégui­sées imitent des scènes peintes.

DORVAL. -- Il faut que l'action théâtrale soit bien imparfaite encore, puisqu'on ne voit sur la scène presque aucune situation dont on pût faire une composition supportable en peinture. Quoi donc ! la vérité y est-elle moins essentielle que sur la toile ? Serait-ce une règle, qu'il faut s'éloigner de la chose à mesure que l'art en est plus voisin, et mettre moins de vraisemblance dans une scène vivante, où les hommes même agissent, que dans une scène colorée, où l'on ne voit pour ainsi dire, que leurs ombres ? Je pense, pour moi, que si un ouvrage dramatique était bien fait et bien représenté, la scène offrirait au spectateur autant de tableaux réels qu'il y aurait dans l'action de moments favorables au peintre (DIDEROT : Entretiens sur Le Fils naturel).

"La Comtesse, assise, tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe d'après Van Loo, appelée La Conversation espagnole" (Le Mariage de Figaro, Acte II, scène 4).

2) L'IMMORALITE DU ROLE DE LA COMTESSE ?

LA COMTESSE VUE PAR UN DRAMATURGE DE BORDEAUX EN 1885.

Une des originalités majeures du Mariage tient à l'invention du personnage de Chérubin ; le surgissement du désir qui le pousse vers toutes les femmes coexiste avec une conception idéalisée et déjà nostalgique de l'amour qu'il éprouve pour la comtesse et exprime dans la romance. Et les contempo­rains n'ont pas manqué d'être sensibles à la nouveauté du personnage.

Une part importante des ouvrages qui commentent Le Mariage de Figaro [au moment de sa création] est consacrée à discuter la moralité de la pièce ; le sujet n'est pas nouveau, et l'on sait à quel point les difficultés de cet ordre ont contri­bué à faire modifier la pièce et à en retarder la représentation. Les auteurs de ces ouvrages, en dénigrant la comtesse et Ché­rubin, ont senti à l'avance quelque chose de l'intrigue que dévoile La Mère coupable. D'une certaine façon, ils ne se sont pas trompés.

En 1785, Marandon écrit L'Emprisonne­ment de Figaro. Il s'agit d'une suite paro­dique du Mariage de Figaro; un passage commente la pièce de Beaumarchais, Des­gascons, un perruquier venu de France et installé à Séville, raconte à Almaviva l'histoire du Mariage de Figaro, ouvrage qu'il a vu à Paris. Il en vient aux personnages de la comtesse et du page.

DESGASCONS. - [...] [La comtesse] y paraissait éprise d'un amour passionné pour un de ses pages, à qui il ne manquait qu'une expérience plus consommée, pour faire rougir l'honnêteté; et si peu affectée des intrigues du comte, son époux, qu'on la voyait disposée à les sacrifier à l'espoir qu'elle avait de trouver en lui la même complai­sance pour les siennes. Mascarades, rendez-vous, évanouissements, regards lascifs, toutes les marques enfin du tempérament le plus immodéré et de l'âme la plus coquette, n'y étaient pas négligés pour en faire ce qu'on appelle à Paris une femme à la mode.

UNE LETTRE DU DRAMATURGE SEDAINE A BEAUMARCHAIS

Pendant que les embûches s'accumulent, Beau­marchais réussit à faire connaître son ouvrage dont il multiplie les lectures privées à partir de 1781. En septembre de cette année-là, Sedaine, qui a écouté une lecture de la pièce dans une version distincte de celle que nous connaissons, écrit à Beaumarchais ; il apprécie l'ouvrage, le commente et en oriente les corrections. Ses remarques laissent supposer que des aspects licencieux ont ensuite été gommés et que le public, habile à saisir la moindre allusion sexuelle, spéculait hardiment sur les désirs des personnages. Sedaine fournit de pré­cieuses clefs d'interprétation pour la trilogie, comme le font ses remarques qui concernent Rosine du Barbier, devenue la comtesse du Mariage.

D'un autre côté, cette Rosine s'est prêtée avec tant de finesse à tromper le docteur qu'on ne peut s'empêcher d'imaginer qu'un jour elle trompera son mari, et je ne suis pas le seul qui en fait la réflexion. [ ... ] Je crains qu'on ne puisse supporter sur la scène cette charmante et facile comtesse que l'imagination au sortir du cabinet voit encore toute bar­bouillée de f ... [foutre] ; mais il n'est rien qu'on ne fasse passer avec des distractions de l'objet principal (Lintilhac : Beaumarchais et ses œuvres, Hachette 1887).